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Qu’est-ce que le temps d’une vie occupée du seul souci du monde ? Les heures mécaniquement comptées par l’horloge ? Elles ne sont que les jalons conventionnellement posés le long de la route fuyante, jalons qui ne limitent rien, simples commodités de langage qui ne peuvent retenir la chute vertigineuse de l’instant dans le gouffre sans fond du passé.
Pourtant, il peut être donné, à celui qui, soucieux de profondeur, a su dépasser la fausse évidence des choses, que quelques mots entendus soutiennent sa vie lors même que, de cette vie, le temps s’absorbe dans la plus impitoyable, la plus cruelle Histoire.
Ces mots furent entendus au coeur d’un monde ensuite évanoui. Un jeune homme les avait fébrilement écoutés pour les mêler au plus intime de son être. Ce fut pour lui un moment d’apogée, par un matin clair, au printemps de la vie.
Chaque année, au soir de Roch Hachana, les étudiants de la Yéchiva se souhaitaient une année bonne et douce et il avait goûté, ce matin là, pour ne plus jamais l’oublier, à la plénitude de la douceur.
Parmi la foule, à New-York, un homme à la barbe blanche attend. C’est lui qui fut, ailleurs, le jeune homme ébloui. Il garde au coeur cet éternel présent malgré les rides qui écrivent sur son visage l’accumulation des jours et les tragédies du siècle : le temps des flammes quand les hordes sauvages, ivres de leur propre abjection, assoiffées du sang des plus humains parmi les hommes, envahirent son Europe. Puis encore l’autre temps, celui qu’en parvenant à s’enfuir là-bas, vers l’Est, il avait trouvé : un temps de silence, dans un monde glacé.
Il attend, avec toute la patience de ceux qui, si longtemps, ont appris à attendre.
Peut-être aussi attend-il avec l’invisible cortège de tous ceux qui n’ont pu aller aussi loin sur la flèche du temps. Peut-être avec ceux de la Yéchiva, ceux de là-bas, ceux d’il y a si longtemps, avant la guerre, à Varsovie. Ceux avec qui, un jour, près de la porte du Mikvé, il avait discuté d’un point d’étude. Le gendre du Rabbi s’était alors approché et, par quelques mots lumineux, avait précisé le propos que le jeune hassid venait de tenir.
Devant celui qui est devenu le Rabbi de Loubavitch, c’est le vieux hassid qui s’avance maintenant.
A sa bouche viennent, irrépressibles, les paroles urgentes, tant d’années contenues : « les mots que le Rabbi m’a adressés, près du Mikvé, à Varsovie, sont restés toujours présents dans mon coeur. »
La Thora est éternelle et le Juste appartient à l’éternité. Les mille figures du temps s’effacent devant le face-à-face du visage qui parle au visage et le Rabbi dit : « puisqu’il en est ainsi, je vais poursuivre l’explication. »
Et là ou, quelques décennies plus tôt, dans un autre monde, elle avait été laissée, là exactement, comme annulant l’immense étendue de silence, elle reprit.
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